S a l i n
9 au 15 juin 2025
La Curieuse / HUB Créatif
Saint-Jean-Port-Joli, Québec

Cette résidence d’écriture et de création s’est réalisée dans l’air chargé d’embruns et de varech à quelques pas du Fleuve St-Laurent. Entre poésie, dessin, photographie, vidéo-performances et sculptures d'objets en matériaux naturels, Salin s’ancre dans ce mot minéral, sec et brûlant. Le sel porté par l’eau, suspendu dans l’air, déposé sur la peau, dans les plaies, sur les lèvres. Le sel qu’on jette par-dessus l’épaule. Ce qui brûle, ce qui révèle, ce qui demeure une fois l’eau évaporée. Ce qui soigne autant qu’il cristallise, corrode et conserve à la fois. Le sel ne disparaît jamais tout à fait. Il colle aux mains, aux cheveux, aux souvenirs. Il persiste sur les pierres, les algues, les objets abandonnés, les pieds nus dans l’eau salée. Là où l’eau se retire par évaporation lente en laissant un cerne sur la surface, j’explore la teneur et le poids du deuil, la conscience de la fin, l’attente, la tendresse, l’inconcevable. Mon art s’y dépose comme une pellicule, une peau nouvelle. Une trace, une tentative, une parole pas encore dissoute. C’est un travail de décantation, de fouille, une traversée des strates du corps, de la corrosion du temps, de la mémoire organique, mais aussi une plongée dans des vécus personnels ancrés dans le monde poreux qui m’entoure, quelque part entre le cri et la peine. Salin c’est un lieu d’érosion et de tension, d’excès et de silence. Une bouée lancée à la mer. Un lieu de croisades, de transport, de piétinage. Une traversée intérieure par les marées du vivant. Un espace de recherche double, poétique et matérielle, où le corps, le territoire, le souvenir et le deuil dialoguent. Ce qui ne se détache jamais. Ce qui, même en cristaux, nous suit. Ce qui, toujours, nous rappelle que nous sommes vivants.

Apparitions humides, 2025, Photographie numérique

Il y avait un clocher dans le ciel, 2025, Photographie numérique
Apparitions humides capte un territoire où tout suinte, grouille, prolifère. C’est la marée basse. Le sol est jonché de roches sombres, d’algues revigorées, gorgées d’eau, de mini-lacs aux reflets vitreux. Deux photographies prises au même endroit, au même moment, sont ici fusionnées en miroir, l’une inversée comme deux visions d’un même lieu flottant. Un paysage fertile, organique et odorant, en latence, dû au retrait de la mer. On y sent le sel, l’algue, le marécage, les carcasses. On y entend les brûlots tournoyer autour de la tête. L’humidité lourde suspendue dans l’air s’imprime partout. C’est un monde à découvert, une peau retournée, à vif. Des apparitions surgissent sous la surface : cloque d’eau, cheveux verts, racines flottantes, coquillages. Cette composition inversée s’inspire de l’artiste canadien Rodney Graham pour sa série de photographies d’arbres isolés et retournés, où « il prend plaisir à tourner le monde à l’envers » (la photographie au Canada, 1960-2000) pour ouvrir un espace d’interprétation singulier. Ici aussi, perturbe la lisibilité du réel, mais avec un ancrage plus poétique, corporel et olfactif. Si l’image évoque la matière fluviale, elle s’inscrit aussi dans une réflexion sur la trace du deuil : celui qui reste, qui se loge dans les strates, comme les algues adhèrent au rivage et reviennent inlassablement le hanter.
Il y avait un clocher dans le ciel montrent un paysage de bordure : herbes hautes printanières, chaleur de fin de journée, petits clochers qui percent l’horizon, mais, encore une fois, l’image du bas est inversée, si bien que l’église semble reposer sur une île flottante, une masse suspendue dans un ciel lisse, digne du monde de Pandora. Pourtant, le point de vue photographique ne donne pas accès à ce territoire céleste. Est-ce le paradis? Nul ne saura. On est à la lisière du réel et du mirage. Ce jeu de perception s’inspire des paysages minimalistes de Hubert Hohn, notamment dans leur simplicité linéaire (sol, air, ciel) et leur atmosphérique particulière, marquée par l’absence de nuages qui renforce le sentiment d’étrangeté. La lumière tamisée, presque dorée du soleil, est ici teintée par les feux de forêt qui, à l’échelle du pays, brouillent l’air ambiant. Ce n’est pas un ciel pur : c’est un ciel filtré par la fumée, le lointain, la perte. L’image semble porter une mémoire douce, comme un chuchotement d’adieu.
Présentées ensemble, ces deux œuvres photographiques incarnent deux faces du projet Salin: d’un côté, le poisseux, l’organique, le proliférant ; de l’autre, l’aérien, le feutré, le flottant. Deux mondes en tension. Deux états du corps, du deuil, du souvenir. Deux manières d’interroger ce qui reste au sol ou dans les hauteurs. Leur mise en miroir renverse la gravité, brouille la frontière entre le haut et le bas, entre l’ici et l’après. Ensemble, elles posent cette question : où reposent les choses qui ne sont plus là ?
Je n'ai pas compté les pierres, 2025, vidéo-performance, 35 livres de fragments de briques d'argile cuite, sacs de plastique et de tissu, voile de polyester, 9 m 25 s
Lors de cette résidence, j’ai réalisé une vidéo-performance en lien avec des pierres que j’avais collectées quelques jours auparavant. En marchant sur la berge de Sainte-Anne-de-Beaupré, j’ai été interpellé par une multitude de fragments rouges. Il s’agissait de briques d’argile cuite concassées, façonnées par le temps, l’érosion et les marées du fleuve. Certaines étaient arrondies, d’autres poreuses – des restes de maçonnerie ou de matériaux de construction anciens, vestiges de bâtiments démolis ou lentement rongés par l’eau. Elles avaient perdu leur fonction première pour devenir matière organique. Leur texture et leur couleur, entre le brut et le transformé, évoquaient la mémoire, de l’abandon, la perte, le vestige. Spontanément, j’ai commencé à les ramasser, les regrouper. Je ne savais pas encore ce que j’allais en faire, mais l’action m’a semblé nécessaire. J’ai parcouru la berge pendant des heures, sans compter les pas ni les roches, jusqu’à remplir trois sacs totalisant 35 livres de fragments. Quelques jours plus tard, je suis arrivé en résidence avec cette charge concrète, physique. Transporter ces sacs d’un lieu à l’autre, d’une rive à l’autre du fleuve, est rapidement devenu le point de départ d’un travail sur le poids du deuil. Celui que l’on apprivoise, que l’on traîne, qui reste et qui nous accompagne pour toujours. Celui pour qui l’on fait une place sur nos épaules. Ces fragments deviennent symboles : lourds, multiples, muets mais présents.

La première partie de la performance a été réalisée sur le terrain de la résidence. Je suis debout, face à l’objectif, dans la nature. Je soulève les trois sacs de briques et les tiens contre moi, le plus longtemps possible. Le corps résiste, les bras tremblent. La tension est réelle. Cette première action, en apparence simple, évoque la charge invisible que représente le deuil. Il ne s’agit pas de s’en libérer, mais de l’accueillir, de lui faire une place. Pendant quelques minutes, je porte physiquement le poids d’une perte que je porte intérieurement depuis des années. Ce geste performatif donne une forme tangible à ce qui ne se voit pas : la mémoire, l’absence, l’amour devenu manque. C’est un acte d’endurance, de concentration, de détermination, d’acceptation. Une première tentative pour traduire en action, puis en œuvre, ce que le deuil imprime en nous et dans le temps.

La seconde partie de la performance se déploie sur la berge du fleuve Saint-Laurent, à marée basse, là où les herbes humides côtoient les algues, les galets concassés et la lumière en suspension. Les sacs de fragments de pierres sont transportés une fois de plus, cette fois depuis le lieu de résidence jusqu’à la rive. Ce déplacement répété, obstiné, ajoute à l’œuvre une couche de sens : celle du transport, non seulement physique, mais affectif. Chaque pierre est déposée avec soin sur un voile de polyester blanc. Étendue sur le sol, la surface textile devient lieu de présentation, de soin, de rituel. Les fragments y sont disposés en collection comme un inventaire fragile d’un passé morcelé. On voit leurs formes, leurs aspérités, leurs teintes rougeâtres, orangées, parfois même brûlées, leur texture poreuse ou tranchante. Ces briques ne bâtissent plus rien : elles témoignent, elles persistent.
Puis, dans un second mouvement, le voile est refermé sur les pierres. Noué, froissé, chargé, il devient un paquet, une masse informe et silencieuse. Je le soulève et le traîne derrière moi, pieds nus, depuis le bord de l’eau jusqu’à la berge. Tiré sur les galets tranchants, il résiste. Il accroche, se déchire par endroits. Mon visage se tord sous l’effort, mon souffle devient visible, audible. Les pieds nus souffrent le sol. Le drap absorbe les odeurs de la berge et les couleurs de l'argile. C’est une matière désormais contaminée par le lieu, par le poids, par l’action elle-même. Le sillon laissé derrière moi trace une empreinte dans le sable. Il devient le témoin de l’effort, du passage, de la persistance. Une marque ténue, mais bien réelle.


À l’arrivée, je libère les pierres : le voile s’ouvre, se vide et flotte dans le vent. Il bat comme une voile, comme un drapeau, comme un linceul. Devant la caméra, il se déploie une dernière fois avant de revenir envelopper les fragments comme un cocon. Un geste d’adieu ou de protection, je ne sais pas. Puis je quitte la scène. Et je reviens. Cette fois, c’est moi que je recouvre. Je prends le drap, je m’enveloppe du voile mouillé. Ce tissu devenu mémoire, je le place sur moi. Comme une peau seconde. Comme un deuil qu’on ne laisse pas derrière, mais qu’on apprend à habiter. Enfin, je repars, doucement, en suivant le sillon laissé par la traînée du poids des roches. Je retourne vers le fleuve, seul, allégé de mes pierres, mais porteur du voile. Ce n’est plus la matière que je transporte, c’est la mémoire de ce qu’elle a été. Les roches restent derrière. Le deuil, lui, continue.


Suite à la performance, j’ai transporté une dernière fois les pierres, du bord du fleuve jusqu’au terrain de la résidence. Là, sur une table à pique-nique, j’ai entrepris un nouveau travail: les réduire en poussière. Avec un marteau, j’ai concassé les briques, longuement, patiemment. Chaque éclat devenait pigment. La matière se transformait, de roche façonnée par l’eau à une poudre d’argile. Dans une friperie locale, j’ai trouvé une paire de petites bottines. Elles évoquaient pour moi la mémoire d’une personne disparue. Cet objet personnel, presque anodin, est devenu le réceptacle d’un geste de mémoire. J’ai moulé les bottines par empreintes, partie par partie : semelle, languette, dessus, talon. Le tout a ensuite été reconstitué, pièce à pièce, dans une lente opération de soin. Ces bottines, désormais faites de poussière d’argile et de colle, conservent la trace du geste performatif et la présence de l’absente. Elles ne sont ni sculptures ni objets utilitaires, mais résidus précieux, moulures de l’absence, volumes poétiques d’un deuil transformé.


À travers ce déplacement, l’œuvre passe du fardeau à la trace, de la lourdeur du vécu au pas symbolique qui demeure. Le moulage des bottines devient le reflet de cette transition. Elles sont ce que je porte maintenant, non plus sur mes épaules, mais en moi, à mes pieds. Ce ne sont pas des souliers que l’on enfile : ce sont des empreintes de présence, des vestiges affectifs, des marqueurs d’un passage. Il y a là une dualité féconde : ce que j’ai porté m’a transformé et ce que je porte aujourd’hui, sous une autre forme, continue de me guider. Le pas prend le relais du poids, dans un geste de ré-appropriation. Ainsi, ces bottines ne sont pas un simple souvenir. Elles sont une mémoire rendue mobile, une douleur devenue direction.
Ni monument ni souvenir figé, Les bottines de personne incarnent une tentative de retenir ce qui glisse, de faire exister l’absence autrement. Avec leur allure de conte inachevé, elles renvoient autant à une perte intime qu’à une absence partagée. Ces bottines pourraient avoir appartenu à tout le monde et à personne. Elles demeurent des reliques orphelines, des vestiges sans corps, habitées par ce qui n’est plus, mais persiste autrement.

Au-delà des œuvres produites, cette résidence fut une épopée intérieure. Une fécondité de temps pour moi. Une semaine dense, entièrement consacrée à mon art. Un moment rare, précieux où chaque matin me ramenait à un fil clair : poursuivre un geste, franchir une étape, porter une forme jusqu’à son aboutissement, puis recommencer. Le rythme était fluide. L’élan soutenu. Comme si, malgré les jours gris et humides, l’énergie trouvait toujours son chemin.
J’ai aussi eu la chance de découvrir le HUB créatif, un espace d’atelier comprenant plusieurs salles et une menuiserie, entièrement dédié à la création, au partage et à l’expérimentation. Accompagné par la technicienne en atelier Catherine Bélanger, j’y ai réalisé une vannerie sur arceaux en osier rouge : un geste patient d’enveloppement, un tressage de nœuds exécuté en un seul jet totalisant neuf heures de travail.
J’ai aussi pris plus de 500 photographies documentant cette semaine sous tous ses angles, ses textures, ses paysages. Les rochers massifs, presque sculpturaux, m’ont rappelé le regard de Mark Ruwedel sur les formations géologiques. Les terrains piétinés par mes allées et venues, dans l’esprit de Marlene Creates, gardent la trace ténue de ma présence. Le voile taché de la performance, suspendu dans la grange, devient vestige, drap de passage, signe discret de mon séjour. J’ai également amorcé un nouveau dessin sur papier aquarelle pour ma série Corps-monde.
J’ai performé, photographié, marché, ramassé, dessiné, tressé. J’ai laissé le territoire me traverser, me nourrir, m’ancrer. Dans tout ce processus, la mémoire, l’organique et le deuil ont été des constantes. Toujours là, mais jamais lourds. Comme une ombre intégrée. Une présence douce, poreuse. Je ne les ai pas fuis. Je les ai laissés agir, s’infiltrer, se fondre à la matière, aux gestes, au vent, aux images. Cette résidence fut un temps accordé. Un lieu pour mon art. Et dans ce temps suspendu, j’ai retrouvé ce que l’urgence du quotidien fait parfois fuir : le sentiment d’être vivant.
Voici ci-dessous, en images, mon Carnet de terrain.
Les bottines de personne, 2025, moulage, poudre de briques d'argile cuite, colle, 16,5 × 15,2 × 22,9 cm












